• Alt-Discipline ou l'art de la manifestation sans but

    Pour les esprits « non duels », la productivité est souvent problématique, quand ce n'est pas carrément une forme de torture. Peut-on vraiment n'avoir aucun objectif et persister à bâtir sur une pulsion créative à plus long terme ? Je dis "Clairement!".

    Oh comme il semble, bien que ce ne soit pas le cas, que ce monde soit plus facile pour les fonceurs et les proactifs parmi nous. Vous savez, le type "Pas de gain sans douleur"….. ceux que nous considérons souvent comme étant disciplinés. Mais pour certains autres, ceux qui demandent plus souvent "pourquoi?" et son rarement satisfaits par un oui ou un non, la soi-disant manifestation peut être perçue comme un véritable calvaire. Les actions concrètes et la réalisation de soi peuvent présenter un défi suffisamment grand pour maintenir ces "indécis chroniques" dans un état constant d'anxiété, voire de dégoût de soi. Cela dit, il arrive que ce type de personne trouve de l'espoir dans des traditions fondées sur des philosophies de non-dualisme et de non-agir. Pourtant, beaucoup ayant adopté ces philosophies demeureront hantés par la poussée de leur créativité et de leur épanouissement. Cette pulsion est souvent associée à l'ego, et donc une version pervertie de la discipline est nécessaire pour, le plus souvent, réprimer plutôt que transmuter l'envie obsessionnelle de faire, d'être productif. Dans d'autres cas, le non-agir se traduira par une attitude de "fais juste suivre le flowman", attitude qui fait fi de notre propension naturelle et humaine pour la croissance et l'accomplissement.

    Ainsi, dans notre réalité axée sur la « binarité », la discipline est souvent considérée et/ou exprimée comme un comportement forcé et contraint, et pour toute personne soucieuse de la nature inter-relationnelle de son existence, cela pose un problème majeur. Malgré tout, sans jamais se pousser au changement, vers la nouveauté et l'évolution, un sentiment toujours croissant de stagnation aigrira très probablement l'adepte jusqu'à sa perte. Fondamentalement, l'action forcée procure à l'adepte un sentiment artificiel d'être vivant, tandis que les plus apathiques risquent de s'embourber dans un épais nihilisme.

    Ainsi, on pourrait conclure que la discipline, lorsqu'elle est définie par une action énergique, doit simplement être utilisée de manière équilibrée... en forçant parfois un peu les choses, et d'autres fois en lâchant prise. Bien que cette approche de compromis semble "saine", ou du moins souhaitable, elle est également irréaliste pour une très bonne raison: tout centre de gravité coincé entre "trop" et "pas assez", en plus d'être enraciné dans la dualité, est un modèle beaucoup trop simpliste pour être effectivement applicable à notre vie. En vérité, l'immuable centre de gravité de «l'action juste» ne peut être saisi mentalement et encore moins calculé. Développer sur ce sujet sortirait du cadre de ce texte, et donc pour l'instant je vous invite à y penser de cette manière; l'action n'est pas la non-action, mais la non-action n'est pas non plus l'inaction.

    Cela dit, existe-t-il une forme de discipline qui ne soit pas intrinsèquement dualiste ? Je veux dire... oui et non... après tout, cela demeure un mot que les gens transformeront en ce qui satisfait le mieux leur machine égoïque. Mais pour les besoins de cet argument, disons que la non-action exigerait donc plutôt une non-discipline. Et comme il s'agit d'un concept assez inutile (littéralement), j'appellerai cette "version" proposée de la discipline l'alt-discipline, parce que ça sonne weird et que je fais tellement génération X.

    Ok donc... l'alt-discipline. Tout d'abord, cela rejoint une idée que je rappelle souvent aux gens, à savoir que le contrôle et la maîtrise sont des concepts distincts, le premier nécessitant une posture d'opposition tandis que le second repose sur un état d'esprit coopératif. Une autre façon de distinguer les deux, et cela nous aidera dans notre révision de la discipline, est de considérer les implications de la violence. Le contrôle est toujours violent, même lorsqu'il est appliqué avec soi-disant bonnes intentions, car le contrôle n'écoute pas. Il proscrit la réceptivité. Néanmoins, cela ne rend pas la maîtrise automatiquement douce et paisible pour autant. En effet, toujours métaphoriquement parlant, la maîtrise guérit autant qu'elle détruit. Elle pousse à un changement ― et cette partie suivante est importante ― tout en respectant la nature de ce qu'on souhaite changer. Et c'est pourquoi la maîtrise semble bien plus difficile que le contrôle, car le plus problématique, du moins du point de vue d'une machine égoïque, est de déterminer ce qui devrait et pourrait être changé, versus ce qui doit rester tel quel. En d'autres mots, marier le bourgeonnement de nos désirs de créativité au flux essentiel de la Nature, allier le « ce que je veux » au « ce qui Est ». Et donc pour en revenir à notre point principal, pour le dire en termes plus simples, la discipline (telle qu'elle est souvent comprise et exprimée) est basée sur le contrôle, tandis que l'alt-discipline se base sur la maîtrise.

    Je concèderais cependant que ce terme, maîtrise, peut sembler quelque peu effrayant. Je veux dire, cela semble inaccessible... parce que ça l'est! Rappelez-vous, l'alt-discipline ainsi que la maîtrise sont des concepts fondamentalement non-duels, et ne peuvent donc pas être considérés comme des objectifs autant qu'une attitude générale, une tendance, une "coloration" de notre comportement... et la clé requise pour les deux est très simple: l'écoute. Meh... le terme est un peu faible. Je suppose que "conscience" semble plus complète, moins mentale, mais l'écoute pointe vers une autre considération importante, que je décrirai un peu plus loin.

    Donc, avant de développer sur l'écoute/conscience, abordons ce qui pourrait être la principale raison pour laquelle vous lisez ceci. Comment utilise-t-on l’alt discipline pour répondre à son impulsion créative et générative? Hm... il y a tellement de détails qui ne vont pas avec cette question même, mais elle devra faire l'affaire pour l'instant. Je souhaite vraiment vous laisser avec quelque chose de concrètement praticable. Car oui, le principe d'action reste souvent très insaisissable pour le penseur non-duel, et croyez-moi, je sais comment cela peut conduire à la douleur et au désespoir existentiels les plus profonds. Mais attendez... il y a une bonne nouvelle: les actions réellement éclairées, des plus petites aux plus importantes, doivent émerger d'un paradoxe... alors, c'est déjà ça de prit! Mais reste la question du "comment"... essayons de l'explorer de la manière la plus concrète possible.

    Puisque la non-action ne peut être définie ni par l'action ni par l'inaction, un point central ne peut pas être discerné mentalement, car le processus intellectuel est désamorcé par les paradoxes. D'emblée, ça règle le cas de la forme "conventionnelle" de discipline qui nécessite l'application d'objectifs bien définis. Pour le penseur non-duel, cela est problématique car tout objectif fixe tend à se brouiller avec le temps, tout comme la motivation pour atteindre ledit objectif. L'alt-discipline n'est donc pas mise en œuvre sur des actions spécifiques en soi, et peut-être mieux considérée comme une présence volontairement soutenue. Fondamentalement, ça signifie demeurer à tout moment attentif à la fois à la route et à sa boussole intérieure. C'est à peu près tout. Vous pensez que c'est trop facile ? Allez-y! Essayez! La plupart des gens ne savent même pas qu'il existe une boussole intérieure, et le courage nécessaire pour suivre ses indications est en fait une qualité rare.

    Mais attendez... en quoi est-ce différent de l'attitude « fais juste suivre le flowman » mentionnée au début ? Et plus précisément, comment l'alt-discipline aide-t-elle à résoudre le problème encore plus important de la persévérance? D'un effort soutenu? Eh bien, c'est précisément ce sur quoi je m'alignais tout ce temps, et je suis heureux que tu sois toujours avec moi pour le grand dévoilement dramatique.

    En observant simplement la forme conventionnelle de la discipline, celle basée sur le contrôle et le dévouement enrégimenté, nous pouvons facilement voir comment elle est issue d'une croyance que la Vie/la Nature/ l'Univers/Peu Importe est, au pire, une force qui travaille pour votre décrépitude, ou au mieux, une puissance amorale et stagnante où rien n’est généré qui n'est pas volontairement créé. Les fervents partisans du contrôle et de l'ordre, qu'ils soient considérés comme disciplinés ou qu'ils souhaiteraient l'être, se méfient essentiellement des forces génératives de la Nature. Cela dit, il n'est pas très difficile d'être témoin de ces immenses forces à l'œuvre. Elles se meuvent constamment dans chaque arbre, chaque fleur, chaque animal, s'efforcent sans relâche à la fois à croître et à tendre vers un équilibre à la fois macrocosmique et microcosmique, et c'est pourquoi Elles transcendent la vie et la mort. Cela signifie qu'il y a « en vous » une même et réelle volonté de vous épanouir et de créer à laquelle vous pouvez vous ouvrir. Une volonté significative, individuelle ― et plus particulièrement sacrée ― que « juste suivre le flow » ne permettra pas... et la force aveugle et brutale non plus. Et ainsi la non-action, reposant sur les épaules de la Nature, est potentiellement infiniment plus forte que l'action motivée par un processus dualiste. À ce stade, vous pourriez avoir l'impression que je m'éloigne du sujet initial de la productivité et de la persévérance dans l'action, mais pensez-y de cette façon : un arbre vieux de 1000 ans pousse-t-il... en un après-midi ? Eh bien... bien évidemment que non! Il se bâtit sur lui-même... affronte les sécheresses et les tempêtes... les parasites... et continue naturellement de croître.

    ... ce qui me ramène au sujet précédent de l'écoute et/ou de la conscience nécessaire à l'application de l'alt-discipline. Comment le séquoia vieux de 1000 ans sait-il qu'il n'est pas un petit sapin touffu, une fleur ou un brin d'herbe?

    Eh bien, très probablement, ni le séquoia ni personne d'autre sur cette liste n'a jamais eu à poser cette question. Bien sûr, c'est une hypothèse, mais je sais par expérience qu'il existe en fait un "espace" dans l'esprit humain où de telles questions ne font pas vraiment de sens, où il n'y a rien de plus qu'une pulsation ressentie, indiquant que faire et ce qui semble juste. Et bien que ce qui surgit dans cet "espace" soit filtré à travers notre appareil mental pour être transformé en pensées, émotions et actions, son état originel est pur qualia, sans forme. Ainsi, à l'instar des arbres, les humains habitent un véhicule constitué de manière archétypique ― que la nature égoïque rend bien plus complexe que celui de nos amis feuillus ― mais qui est finalement imprégné du même besoin et de la même capacité de croissance. Ce qui varie énormément d'un individu à l'autre, c'est la manière dont cette force de vie s'exprime. Cela rend l'écoute parfois très difficile, car contrairement aux arbres, je suppose, notre perception de la réalité est brouillée par d'innombrables opinions et conflits, tant internes qu'externes. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai ressenti le besoin d'écrire un livre entier sur la connaissance de soi. Mais cette connaissance et cette alt-discipline n'exigent de l'adepte qu'un certain effort pour rechercher la clarté et la conscience. Tout comme la discipline "régulière", plus cette prise de conscience est pratiquée constamment, plus le paysage, à la fois physique et métaphysique, deviendra clair. Maintenant, peut-être que vous direz "eh bien, n'est-ce pas justement une forme de contrôle?" à quoi je répondrais que vous venez de pointer la chose la plus importante, sinon la seule qui demande une vigilance absolue. En effet, l'alt-discipline pourrait se résumer de façon aussi simple que d'empêcher l'effort de se transformer en violence, et la légèreté de se transformer en apathie.

    D'accord. Petite pause pour résumer:

    • La discipline, telle qu'elle est généralement perçue, est une question de contrôle, alors que l'alt-discipline (qui pourrait également être appelé non-discipline) se base sur la maîtrise;
    • L'alt-discipline est une forme de pratique permettant aux penseurs non duels d'exprimer leur désir profond de croissance et d'épanouissement;
    • Elle consiste principalement à être alerte aux instructions de notre boussole intérieure, ainsi qu'à notre environnement et aux circonstances;
    • Une motivation naturelle alimente l'adepte en cohérence à la fois avec la non-action et le paradoxe, d'une façon spécifiquement appropriée pour lui-même;
    • "Nettoyer/désengorger" l'esprit peut aider à distinguer les signaux de la boussole intérieure des bruits égoïques internes et/ou externes;
    • Pour faire simple, l'alt-discipline consiste, par la présence consciente, à se garder de la violence et de l'apathie, tout en permettant aussi bien l'effort que la légèreté.

    Super. Alors maintenant, pour la question que TOUT LE MONDE veut poser : l'alt-discipline peut-elle faire de moi un millionnaire? 

    Et bien, non. Non pas parce qu'elle maintient les gens dans la pauvreté, mais parce "qu'elle" ne fait rien de spécifique de qui que ce soit. Une question plus appropriée, pour commencer, serait peut-être plutôt: avez-vous vraiment, au fond de votre cœur, vraiment la certitude d'être millionnaire? En fait, cette prise de conscience, cette présence à vous-même, cette pesée instinctive de ce que vous croyez vouloir, de ce dont vous avez vraiment besoin et de ce qui est extérieurement réel, devrait éventuellement vous tirer vers une sorte de centre divin de gravité, dans lequel vous vous sentirez réellement vivant. Cela dit, "réellement vivant" se manifeste de manières parfois très surprenantes... et cela, je le crois fermement, est de loin la partie la plus cool de l'alt-discipline: la partie surprise! En faisant l'expérience de la discipline tout en considérant la réalité métaphysique, on pourra en effet rencontrer d'énormes synchronicités, et cela même pour l'adepte qui opte pour une discipline basée sur le contrôle. Après tout, le feu de Prométhée est amoral et suivra les fortes intentions, quelles qu'elles soient. Mais alors que la discipline forcée s'appuie sur la machine égoïque de l'adepte pour viser des objectifs, l'alt-discipline permet à un type d'intelligence beaucoup plus grand de participer à la réalisation de notre vision. Par conséquent, ce que l'alt-discipline fera de votre situation devient, en quelque sorte, secondaire. Son principal "but", ou non-but en fait, est d'apporter un sentiment d'harmonie à votre existence, d'insuffler dans votre vie un vrai sentiment de signification profonde. Ainsi donc, peut-être deviendriez-vous millionnaire... ou mendiant. Peut-être que cela détruira vos espoirs d'accumuler de l'argent, que vous en ayez déjà ou que vous ayez du mal à en amasser... ou peut-être que cela mettra en lumière vos croyances latentes de manque, vous aspirant hors de l'ermitage pour vous recracher dans une limousine. En termes simples, l'alt-discipline consiste à vous diriger vers ce que vous conviendrez sûrement d'être votre situation la plus appropriée, et en cours de route, généralement, de nombreux miracles vous attendent.

    Aussi alambiqué et incomplet que cet essai puisse être, je pense qu'il est très important, à tout le moins, de mettre d'avant le fait qu'il existe un moyen pour les personnes qui ont du mal à prendre des décisions de vivre une vie fructueuse. Il me semble que cette forme de discipline ― et il s'agit bien d'une forme de discipline ― a rarement été discutée et défendue. D'une manière générale, les livres et autre matériel sur la motivation et la discipline ont été produits par des personnes motivées et disciplinées (au sens conventionnel du terme). Pour le penseur non-duel, ce matériel peut être très décourageant, conduisant même parfois l'adepte au désespoir et à l'auto-flagellation. Dans nos sociétés matérialistes, l'indécision est perçue comme une faiblesse, et honnêtement, elle l'est! Cependant, le fait demeure que dans de nombreux cas, l'indécision dérive, et est peut même une dégradation de la non-décision. Ainsi, il faut d'abord savoir que considérer l'incohérence dans l'acte même de décider est un point de vue valable qui peut être tenu fermement. Et deuxièmement, que l'adepte de la pensée non-duelle malheureusement devenu nihiliste est aussi en mesure de laisser s'épanouir ses impulsions créatives, et ainsi, vivre une vie harmonieuse et générative.

    Écoutez... il existe tellement de façons de considérer le sujet de la discipline, comme celui de la motivation d'ailleurs. Une autre façon pour moi de les aborder aurait été de décrire une sorte de protodiscipline, primaire et éventuellement complémentaire d'une forme plus forcée. Comprenez aussi que je ne dénigre pas les approches plus conventionnelles basées sur le contrôle. Seulement, on peut s'y attendre par leur nature, le matériel à leur sujet est très, très abondant. Quant à elles, les formes de manifestation ne reposant pas sur une détermination obsessionnelle, cousine du matérialisme, et donc les formes de discipline non systémiques et non structurées dans le temps, ont rarement voire jamais été présentées comme des options légitimes. Mais cela dit, permettez-moi malgré tout de conclure en précisant que le terme alt-discipline lui-même n'a aucun sens. Même qu'il est super chiant à prononcer! Comprenez tout de même que je l'ai choisi pour cette raison, alors qu'il a maintenant rempli sa mission, j'espère que vous le jetterez comme vous le feriez pour l'emballage d'un cadeau.

    J'aimerais terminer en suggérant quelques pistes d'introspection :

    Qu'est-ce que le terme « discipline » évoque en vous? Prenez une seconde pour le ressentir. Est-ce que vous le ressentez comme étant excitant ? Difficile? Effrayant et possiblement dangereux ? Encourageant? Satisfaisant? Déprimant? Dans un effort pour garder cet essai sous le cap des 2000 mots, un effort auquel j'ai lamentablement échoué, je n'irai pas jusqu'à disséquer davantage ce terme comme je l'ai fait dans mon livre récent pour des mots comme méditationdestin et réalité. Au contraire, pour l'instant, je vous encourage à voir comment le terme "discipline" vit en vous. Est-il lié à une certaine conception du succès (et par conséquent, de l'échec)? Le ressentez-vous comme une obligation, et si oui, considérez-vous cette obligation comme étant remplie ? Ou est-il plus proche d'une sorte de jeu ? Pour vous toujours, la discipline est-elle intimement liée au terme productivité?

    Ou en fait, peut-être ne pensez-vous tout simplement jamais à ce terme... soit parce que vous êtes une personne naturellement disciplinée, soit peut-être parce que le mot et le concept vous laissent indifférent... dans ce cas, vous regrettez possiblement de vous être fendu en quatre pour lire l'entièreté de ce texte!

    Peu importe, l'essentiel est de se souvenir que vous n'êtes pas seul dans votre désir d'incarnation. La volonté même de la Nature cherche à y participer. Reste maintenant qu'à nous abandonner aux miracles qui, à ce jour, nous demeurent aussi inconnus que mystérieux. 

    E5 - 31m - Jul 5, 2023
  • Actes radicaux de quiétude

    Actes radicaux de quiétude

    ÉPISODE 4

    Avez-vous déjà entendu parler de Nigel Saunders? Laissez-moi deviner que non.

    Je veux dire, le gars dirige une chaîne Youtube sur la fabrication de bonsaïs, un sujet de niché s’il en est un. Plusieurs fois par semaine, le géant aux cheveux débraillés publie des vidéos de lui-même travaillant sur ses arbres tout en exprimant son processus de réflexion dans sa quête de miniaturisation. Pour chaque branche coupée, il explique sa raison. Il vous dira aussi quand il hésite. « Si je coupe cette branche, cette autre aura plus de soleil mais peut-être pousse-t-elle trop verticalement. Alors peut-être que c’est plutôt celle que je devrais couper. Décision difficile! » est le genre de chose que vous pourriez l’entendre dire. Personnellement, je m’identifie à son contenu car il y a quelques années, je me suis essayé à la fabrication de bonsaïs. Bien que j’en aie pas mal fini avec le meurtre en série arboricole (!), je regarde toujours religieusement l’homme souvent appelé le Bob Ross du nanisme des arbres.

    Mais non, cet article ne concerne pas que la fabrication de bonsaï en soi. En fait, j’ai été poussé à l’écrire car, comme vous le savez peut-être déjà, j’ai récemment créé un compte Twitter (pour l’instant, en anglais seulement). Comme je ne suis pas totalement nouveau sur la plate-forme (je l’ai visité occasionnellement il y a quelques années), je n’ai pas été entièrement surpris par le ton et l’ambiance de l’endroit. De plus, aussi déséquilibrée que puisse être cette plate-forme, c’est là que beaucoup des « cool kids » échangent et débattent d’idées, mais cette fois, quelque chose m’a immédiatement sauté au visage. Comme toujours ― et en fait peut-être maintenant plus que jamais ― les soi-disant rebelles et les figures de la contre-culture se livrent une guerre des mots, ce qui est, en prenant un certain recul recul, la manière la plus normale et usuelle de faire les choses. Qu’ils en soient conscients ou non, la plupart des leaders d’opinion se comportent essentiellement comme de parfaits apôtres du « penséisme », c’est-à-dire des personnes qui incarnent activement la conviction que la pensée, et peut-être la pensée seule, est salutaire pour l’humanité. Ainsi donc, ça me rappelle les « cool kids » de l’adolescence, les supposés outsiders qui considéraient leur beuverie comme des actes rebelles… même si les « fils/filles à papa » les plus conformistes faisaient tout autant la fête. Une différence dans l’emballage, mais pas les mêmes en action.

    À ce jour, je crois que, malheureusement peut-être, les plus vrais des vrais rebelles ont souvent été les plus silencieux. Les solitaires, les reclus, ceux qui partent d’Omelas. Ceux qui marche sur la ligne qui ne peut être parlée. Ils ne se considéreraient probablement pas non plus comme des rebelles. C’est généralement ceux qui, uniquement, font leurs petites affaires.

    Alors, qu’est-ce que Nigel Saunders et la fabrication de bonsaï ont à voir avec la « twittersphère »? Ou encore, qu’est-ce que les médias sociaux ont en commun avec tout ce qui nécessite de la concentration, une connexion? En surface, à peu près rien. Ce qui est bien plus frappant, c’est que les différences couramment observées dans leurs utilisations peuvent être résumées en un seul mot : appréhension, comme dans « la prise ». Plus précisément, l’appréhension du temps, ou plutôt de la temporalité. D’un point de vue temporel donc, les tweets sont enracinés (sans jeu de mots) dans un torrent incommensurable et susceptible d’induire un TDAH, de pensées et d’événements éphémères. Les « actions centrées », qu’on parle de la poterie, la cuisine, l’origami, la méditation, le yoga et bien sûr la fabrication de bonsaïs, sont des actes quant à eux exclusifs. La concentration qu’ils nécessitent en effet repousse la majeure partie de notre réalité commune, empêchant ainsi ― de manière forcée et artificielle ― l’intellect de vagabonder.

    Woah ! Maintenant, à ce stade, vous êtes peut-être un peu confus. Habituellement, dans ce genre d’essai, on verra l’auteur glorifier une idée plutôt qu’une autre, préconisant généralement la plus « calme » des deux. Je veux dire, j’ai la barbe et l’étiquette « mystique » après tout. Je devrais donc normalement vous vendre ma conviction que tout ce qui est considéré comme méditatif est systématiquement supérieur aux divagations sur les réseaux sociaux, n’est-ce pas? Permettez-moi une métaphore « full Zen »: la foudre est-elle essentiellement supérieure à la brise ? Je veux dire, pensez-y vraiment, ressentez une réponse… d’un point de vue archétypal, animiste même!

    Deux esprits, deux couleurs. Un débit rapide, un débit lent. Dans le temps, autour du temps.

    Reste quand même encore le titre même de cet essai, à savoir Actes radicaux de quiétude. Il relie implicitement l’idée d’actions conscientes et calmes à au moins une forme de rébellion. Ok donc, on continue.

    De manière générale, les rebelles visent à changer les choses. Ils (ré)agissent contre-culturellement. Ils se battent pour que le vent tourne, pour la mutation du statu quo plutôt que pour son éradication. Selon où se trouve le pôle dominant, ils optent pour le conservatisme ou le progressisme, pour plus de chaos ou plus d’ordre. Et aussi généralement ― si leurs querelles ne les ont pas rendus follement paranoïaques ― ils deviennent doux et confortables quand les choses finissent par aller dans leur sens. Ça pourrait en fait expliquer cette étrange tendance des manifestants les plus bruyants à finir par se retrouver dans des vêtements coûteux, étranglés par une gigantesque hypothèque, une situation souvent attribuée à la soi-disant maturité. Cela dit, les rebelles se battent-ils vraiment pour le changement, pour une révolution absolue? Ou plutôt pour museler et étouffer l’ennemi, que cet ennemi soit une personne, une organisation ou, encore plus probablement, une idée? À la fin de ce type de guerre, rien n’a changé. L’opposition et les alliances engendrent l’inimitié, et le serpent continue de se mordre la queue. Un réel changement peut-être, mais pas de changement véridique.

    … puis Twitter grandit, tout comme les bonsaïs. Les bases de données débordent de la sève de notre schizophrénie, et les petits arbres en ont rien à foutre de nos tweets. Alors, à quoi ressemblerait une véritable et totale révolution ? Comment des rebelles peuvent-ils se rebeller de manière désintéressée, sans maintenir l’humanité en spirale sans fin dans les bourbiers de la dualité, de la binarité ? Sortir de cette mécanicité ne représenterait-il pas un réel progrès? C’est, après tout, quelque chose que nous n’avons pas encore expérimenté en tant qu’espèce: l’individuation jungienne de masse.

    Mais revenons à mon explication du titre, et essayons de l’encadrer de la manière la plus simple. Pour comprendre ce qu’est cette rébellion silencieuse, on doit définir le terme «révolution». Tout simplement ― ou je l’admets, de façon un peu simpliste ― le mot décrit une transformation vers quelque chose de nouveau. Elle implique aussi un changement profond, voire fondamental. Et donc, quel changement pourrait être aussi fondamental pour l’humanité qu’une soustraction au dualisme, et donc, à la temporalité ? Notez que je n’ai pas dit « dualité », et je ne parle pas non plus de « la paix sur la Terre ». Qu’est-ce qui pourrait être aussi radical que d’être libre de notre obsession maniaque pour le contrôle? De notre haine de la mort ?

    Je vais dire ça comme ceci: à ce stade, le plus grand acte de rébellion que l’on puisse entreprendre est d’entrer dans l’intemporalité, non pas parce que c’est la « bonne » chose à faire, mais parce que c’est la nouvelle chose à faire. Poussant encore plus loin, non pas « nouveau » parce que ça n’a jamais été tenté auparavant, mais plutôt, parce qu’en entrant dans l’intemporalité, on entre aussi dans l’esprit de la nouveauté. Vous savez… cette vieille expression « l’esprit du débutant ». C’est ce qu’on n’a jamais vécu collectivement. Merde… on dirait qu’on n’a même jamais essayé !

    Et donc si ma théorie selon laquelle les vrais rebelles n’adhèrent pas et encore moins promeuvent toute forme d’idéologie, pourquoi devraient-ils adopter une pratique ou un comportement particulier comme passer des moments calmes d’attention focalisée? Tous les amateurs de bonsaï sont-ils des non-dualistes radicaux? Bien sûr que non, mais certaines activités nécessitent absolument de se faire aveugle au temps qui passe, même pour de courtes périodes. Peut-être pensez-vous à des dizaines d’activités exigeant cette qualité d’attention… et vous avez tout à fait raison. La vraie présence n’est pas divisée en catégories spécifiques d’occupations: croyez-le ou non, même faire défiler Twitter peut être accompli dans cet état de conscience élargi! Je veux dire… peut être que ça serait un truc de niveau maître Jedi. Il demeure tout de même que les gens font plus souvent l’expérience de l’intemporalité dans la quiétude, en particulier lors des premières occasions, et à mesure que nos vies, nos pensées et nos émotions tournoient de plus en plus vite, ces moments deviennent exceptionnellement rares. Ainsi, se déposer dans l’éternel insaisissable est l’un des gestes les plus radicaux et les plus révolutionnaires que l’on puisse poser.

    Ok mais alors, pourquoi prendre l’exemple de la fabrication de bonsaï ?

    Un tas de raisons. Premièrement, j’ai tendance à parler de choses que j’ai vécues. J’aurais pu utiliser des occupations que je n’ai jamais faites comme le travail du bois ou la construction de navires à l’intérieur de bouteilles, mais les métaphores auraient été beaucoup plus faibles. J’ai en effet passé d’innombrables heures à trier les systèmes racinaires et à défolier les érables. Plus spécifiquement cependant, je réfère à la fabrication de bonsai car cela ne nécessite pas seulement de sortir du temps « localement » en faisant l’activité. Cette sortie doit aussi être faite, en fin de compte, d’une manière très paradoxale: l’artiste de bonsaï doit développer une vision à très long terme pour l’arbre, si longue en fait qu’il ou elle pourrait ne pas être en vie lorsque les plans arriveront à terme. Effectivement, un arbre nain peut survivre à des dizaines de ses gardiens, car certains bonsaïs atteignent des âges de plusieurs centaines d’années. L’artiste doit donc déposer chaque décision et chaque coupe sur la structure même de l’espace/temps, tout en laissant complètement de côté ce qui se passera avec l’arbre lorsqu’il atteindra lui-même la fin de son propre chemin.

    Alors que j’écrivais les mots « individuation jungienne de masse », j’ai entendu des critiques m’accuser d’utopisme. Voyez-vous maintenant comment ce n’est pas le cas? Tout comme un artiste bonsaï travaillant sur un jeune arbre, il n’y a aucun moyen pour nous de savoir comment l’humanité se comporterait dans une civilisation individuée. Il n’y a donc pas d’utopie à atteindre, pas de critères… seulement la Nature à suivre. Un idéal sans forme, aux qualités toujours changeantes, avec un noyau intangible qui est pourtant plus vrai que vrai.

    Et ainsi l’adepte, par conséquent rebelle, ne s’éveille pas pour trouver des solutions ou des stratégies d’amélioration, mais bien pour découvrir ce qui a toujours été là, caché dans la machine égoïque. Et tout comme chaque branche d’un bonsaï contribue à la santé, à l’harmonie et à la longévité de l’arbre, tous nos développements individuels façonnent l’humanité, espérons-le, vers l’épanouissement de notre divinité. Ainsi, chacun grandirait de manière désintéressée, pour la postérité.

    Ok, pause de… grandiosité.

    Alors, pourquoi je vous parle de ce cher Nigel? Je veux dire… Je l’aime bien ! J’aime la façon dont il fait les choses. Il est à la fois sérieux et joueur, jamais trop dramatique. Malgré ses décennies d’expérience, il recommence toujours avec chaque arbre, il expérimente, il apprend. Le regarder, c’est aussi faire une pause de tous les combats, de la politique, des manigances et des mensonges, le seul rappel des tragédies imminentes dans ses vidéos étant une sirène de police occasionnelle en arrière-plan à laquelle il commentera toujours légèrement « voici l’apocalypse zombie ». À part ça, juste les arbres et le moment. Les actes radicaux de quiétude. Comme je l’ai dit, il est sérieux et joueur: dans mon livre, les marques d’un vrai rebelle. Vous pouvez visiter sa chaîne YouTube en cliquant ici.

    Pour terminer, tout cela me fait me demander… à quoi ressemble Twitter d’un point de vue intemporel?

    Où et comment se dresse-t-il face à l’éternité?

    Quelle est l’ontologie d’un tweet?

    Ce sont, après tout, des idées gardées petites, comme le sont les bonsaïs. J’imagine. Genre? Cela dit, je doute fort qu’il puisse jamais y avoir un tweet vieux de 800 ans. Disons qu’ils ont tendance à ne pas très bien vieillir.

    Meh… des mots et des arbres…

    La foudre, et la douce brise chaude.

    S4 - 23m - Jun 20, 2023
  • Intelligences artificielles VS Spiritualité

    ÉPISODE 3

    Intelligences artificielles VS Spiritualité


    Devant ce raz-de-marrée technologique qui semble vouloir nous ensevelir, est-ce que la spiritualité doit être mise de côté, ou plutôt vécue de manière plus profonde? Et si en réalité la croissance fulgurante des intelligences artificielles représentaient une occasion en or pour l'humain de distinguer ce qu'il est et ce qu'il n'est pas? Vérifiez que vous êtes humain!


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    E3 - 24m - Apr 7, 2023
  • Zinfaendel révélé *NOUVEAU LIVRE*

    Épisode 2:

    ZINFAENDEL RÉVÉLÉ


    Dominic Vallée nous parle de son tout premier livre:

    ZINFAENDEL, la voie mystique de la connaissance de soi.


    ***SORTIE OFFICIELLE LE 5 AVRIL***

    Pour plus de renseignements et pour vous le procurer:

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    DESCRIPTIF:

    "On dit parfois qu’au coeur de toutes les traditions spirituelles, on retrouve essentiellement les mêmes valeurs d’amour, de vertu et d’altruisme. Or, une notion revient de manière plus constante encore dans le discours des plus grands mystiques de l’histoire: celle de la connaissance de soi. Bien plus qu’une simple démarche psychologique, la voie de la révélation personnelle demeure néanmoins bien mystérieuse. Mis à part nos enveloppes charnelles, nos tragédies, extases et opinions, qu’y a-t-il à connaître? Vivons-nous simultanément sur plusieurs mondes, et si oui, comment faire pour s’enquérir de nos facettes les plus subtiles? Cette quête déconcertante nous mènerait-elle inexorablement à redéfinir pour soi-même le concept de réalité?


    Face à la turbulence de notre ère, plusieurs d’entre nous sont habités d’un sentiment grandissant de confusion. Cependant, ce sentiment s’avère un point d’amorce idéal pour la quête de connaissance de soi, car il facilite l’avènement de l’esprit inquisiteur du mystique. En s’explorant lui-même aux travers des filtres de la philosophie, de la méditation, de l’art, de la psychologie et de la divination, l’adepte introspectif s’expose à sa nature profonde. C’est ainsi que, par l’entremise de Zinfaendel, Dominic Vallée vous invite à l’aventure passionnante de la découverte de vos véritables repères, racines et identité."

    E2 - 20m - Mar 30, 2023
  • Mo(r)ts Vivants

    Selon vous, un mot s'approche-t-il plus d'un bruit, mort mais pratique, ou plutôt d'une entité sensible et consciente?


    Au-delà des aléas du langage usuel, les mots sont aussi doctrines, épopées, propagande, et enseignements. Ils sont voeux, serments, sortilèges et lois. Et on a bien l’impression qu’on les utilise, mais c’est parfois à se demander s’ils me mènent pas plus le bal qu’on pourrait le croire. Les mots semblent en effet parfois prendre vie pour nous guider en va et vient de l’extase à l’hystérie.


    Il est fascinant d’être témoin du pouvoir qu’ont les mots, notamment ceux qui ne font jamais même vibrer nos cordes vocales, ceux qu’on se répète mentalement, tout comme ceux qui agissent pour voiler notre compréhension d’autrui. Fascinant aussi de constater la clarté, l’assurance et la légèreté qui vient suite à l’exercice de redéfinir pour soi-même certains termes limitants, un processus alchimique de transmutation des mots qui emprisonnent en mots qui illuminent.

    E1 - 50m - Jun 6, 2022
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HAÏKU GÉANT
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